« Le monde entier nous hait et nous le méritons bien : telle est la conviction d une majorité d Européens, du moins à l Ouest. Depuis 1945, en effet, notre continent est habité par les tourments du repentir. Ressassant ses abominations passées, les guerres incessantes, les persécutions religieuses, l esclavage, l impérialisme, le fascisme, le communisme, il ne voit dans sa longue histoire qu une continuité de tueries, de pillages qui ont abouti à deux conflits mondiaux, c est-à-dire à un suicide enthousiaste. A ce sentiment de culpabilité, toute une élite intellectuelle et politique donne ses lettres de noblesse, appointée à l entretien du remords comme jadis les gardiens du feu. Dans cette rumination morose, les nations européennes oublient qu elles, et elles seules, ont fait l effort de surmonter leur barbarie pour la penser et se mettre à distance d elle, construisant un monde de paix et de prospérité. L Europe a sans doute enfanté des monstres, elle a du même coup enfanté les théories qui permettent de détruire les monstres. Curieusement nous vivons aujourd hui une situation de repentir à sens unique : celui-ci n est exigé que d un seul camp, le nôtre, et jamais des autres cultures, des autres régimes qui se drapent dans leur pureté supposée pour mieux nous accuser. Mais l Europe accepte trop volontiers le chantage à la faute ; si nous adorons nous flageller et nous couvrir la tête de cendres, n est-ce pas que notre souhait secret est de sortir de l Histoire, de nous abriter peinards, dans le cocon de la contrition, pour ne plus agir, échapper à nos respnsabilités ? La repentance n est peut-être rien d autre que le triomphe de l esprit d abdication. » P.B